Aux Etats-Unis, on commence à produire les données de bracelets connectés pour démentir ou renforcer un témoignage. Ces données pourraient aussi entrer dans nos tribunaux, ce qui n’est pas sans poser question.
A quoi servent les objets connectés « portables », ces bracelets ou ces montres qui permettent de mesurer votre activité physique, vos dépenses en calories et même parfois votre humeur ?
A mieux se connaître, répondent les amateurs. A mener une vie plus saine. Mais une histoire récente, aux Etats-Unis, montre que ces objets peuvent aussi servir lors de votre procès.
Et là, son FitBit a lâché le morceau
Une femme de 43 ans qui avait porté plainte pour viol a été démentie par les données de son FitBit (bracelet connecté mesurant l’activité et le sommeil). L’histoire a été rapportée la semaine dernière par la chaîne d’information locale ABC 27 News.
La femme avait affirmé aux enquêteurs qu’un homme s’était introduit au milieu de la nuit dans sa chambre et l’avait menacée avec un couteau avant de la violer. Mais son gadget a contesté ses dires :
« Elle avait affirmé qu’elle avait perdu sa montre de fitness en résistant à son agresseur, mais l’objet a été retrouvé intact dans le couloir, près de la salle de bains [où elle avait dit que s’était déroulé le viol, ndlr].
Selon le chef d’inculpation, quand les enquêteurs ont téléchargé son activité de fitness, ils se sont aperçus que la femme n’avait pas dormi cette nuit-là et qu’elle avait marché tout le temps, au lieu de dormir comme elle l’avait affirmé. »
En plus de ces données, les enquêteurs n’ont trouvé aucune trace de pas dans la neige autour de la maison (les faits se sont déroulés en mars) ni aucune trace d’intrusion. En conséquence, la femme a été inculpée pour fausse déclaration et altération de preuves.
Des grosses balances, ces Google Glass
Déjà, en novembre 2014, à Calgary (Canada), une femme, qui demandait à être indemnisée pour préjudice corporel après un accident, a utilisé les données de son bracelet connecté pour prouver que son activité physique était réduite depuis son accident. (Une histoire alors analysée par Olivier Ertzscheid.)
Les objets connectés arrivent donc dans les tribunaux. Et selon les avocats cités dans la presse américaine (ici ou ici, par exemple), cette tendance est appelée à grandir. Dans Wired, un avocat américain se demandait ainsi :
« [Les données des objets connectés] pourraient-elles être utilisées comme alibi ? »
Ou encore :
« Est-ce qu’on pourrait utiliser les données d’un FitBit pour prouver qu’un cardiologue avait fait preuve de négligence, en ne restreignant pas l’exercice d’un patient ? »
Ces objets peuvent donner des indications sur les activités de celui ou celle qui le porte, mais aussi sur le lieu où il ou elle se trouve, grâce à des fonctions de géolocalisation. Les plus sophistiqués, comme les Google Glass, font aussi des photos ou des vidéos, ainsi que des recherches sur le Web.
On voit bien l’usage que policiers, assureurs ou autres pourraient faire de ces données, en les retournant contre son propriétaire.
Bientôt dans nos prétoires
En France, le cas ne s’est encore jamais présenté, mais, explique Me Clarisse Le Corre, avocate au cabinet Vigo, il est tout à fait envisageable :
« Selon la loi, les infractions peuvent être établies par tous modes de preuve et c’est le juge qui décide ensuite selon son intime conviction. »
A cheval entre données personnelles et données médicales, ces informations sont souvent appelées « données de bien-être ». Elles sont protégées par la loi « Informatique et libertés », mais dans le cas d’un procès, cette protection peut être levée par l’instruction.
Pourvu qu’elles soient légalement recevables et qu’elles soient ensuite soumises au contradictoire, c’est-à-dire être débattues par les deux parties, les données des objets connectés peuvent tout à fait être présentées devant un tribunal.
Leurs données sont-elles fiables ?
Pourtant, ces données sont loin d’être totalement fiables.
Les objets connectés buguent.
Comme l’a récemment montré notre collègue Thibaut Schepman, les appareils connectés peuvent buguer et les données récoltées ne reflètent pas forcément vos activités.
Ils sont faciles à duper.
Pas besoin de réfléchir longtemps pour voir comment on pourrait duper le bracelet connecté : il suffit de le faire porter par un complice ou de l’apposer à un animal domestique au comportement pas trop erratique. Ou encore de rester assis à son bureau en bougeant les pieds très vite pour faire croire qu’on fait un jogging.
Ils « mesurent » selon des critères qui changent de machine en machine et sont déterminés par des algorithmes inaccessibles.
Comme le rappelle la chercheuse américaine Kate Crawford dans The Atlantic, les mesures qu’effectuent ces outils dépendent de la façon dont ils ont été programmés et sont souvent imprécises.
« Le Jawbone UP, Nike Fuelband, FitBit and Withings Pulses [différents modèles de bracelets connectés, nldr] ont chacun des modes de fonctionnement particulier : certains comptabilisent les mouvements de bras comme de la marche (merveilleux, si vous voulez comptabiliser l’écriture comme de l’exercice), d’autres comptabilisent difficilement le vélo comme une activité physique.
La fonction de mesure du sommeil emploie des méthodes assez grossières pour faire la différence entre sommeil léger et sommeil profond. […] »
Un bracelet Jawbone Up (Ashley Baxter/Flickr/CC)
La chercheuse ajoute, faisant référence à l’exploitation de ces données :
« Ces données sont rendues encore plus abstraites par des entreprises d’analytique qui créent des algorithmes propriétaires, pour les comparer à leur standard de ce qu’est une personne normale “en bonne santé.” »
Effectivement, explique Me Le Corre, à mesure que l’on s’interroge sur le statut de ces objets, on découvre leurs limites :
« La question de la fiabilité des données de ces objets va se poser de façon aiguë. Pour l’instant, nous manquons de recul sur ces choses-là parce qu’elles sont très récentes. D’où l’intérêt de le soumettre à la discussion des deux parties, qui sert de garde-fou. »
Les données par elles-mêmes ne signifient rien : elles s’intègrent dans un faisceau de preuves, et doivent toujours être contextualisées.
Au-dessus des témoins humains…
En voyant les données de bien-être utilisées contre leur propriétaire, on comprend aussi mieux ce que sont vraiment les objets connectés.
Ainsi, réfléchissant sur ce thème, la chercheuse Kate Crawford, qui travaille sur les implications du big data et des objets connectés, rappelle l’ambiguïté fondamentale des objets connectés :
– ils se présentent comme les instruments d’une meilleure connaissance de soi,
– mais sont aussi des « informateurs », qui collectent des données et les transmettent au fabricant et à des tiers – potentiellement à des assureurs et des employeurs.
Plus profondément, c’est le statut que l’on veut donner à ces données qui est en jeu. Kate Crawford met en garde contre la tentation d’une « vérité fondée sur les données », où celles-ci finiraient par sembler plus fiables – parce que plus neutres – que l’expérience des témoins.
« Donner la priorité aux données, qui sont irrégulières et peu fiables, sur les témoignages humains, cela signifie que l’on donne le pouvoir à l’algorithme. Or ces systèmes sont imparfaits – comme peut l’être le jugement humain. »
Les données des objets connectées ne sont que ça, des données : des mesures qu’il faut contextualiser et comprendre, et surtout ne pas prendre pour argent comptant.
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Source : http://rue89.nouvelobs.com/2015/07/01/quand-les-objets-connectes-temoignent-a-proces-contre-260040
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