Ma vie disséquée à travers mes données personnelles |
Plusieurs centaines de fois par jour, nous générons des données qui disent où nous allons, ce que nous faisons, avec qui nous mangeons et ce que nous avons pris comme dessert.
La NSA. Google. Les opérateurs téléphoniques. Nos banques. La DGSE. Les cartes de fidélité. Le Pass Navigo. La vidéosurveillance. Du lever au coucher, on sait depuis quelques années que nos vies se copient en temps presque réel dans des bases de données, parfois sans notre véritable consentement. L’anonyme dans la foule est de moins en moins flou. A quoi ressemble une vie contemporaine, et donc numérisée ? Dessine-t-elle un portrait fidèle de ce que je suis ? Est-ce même encore possible, en 2014, de le savoir ?
Vendredi matin, mon réveil sonne. Mon premier réflexe : allumer mon iPhone. Son réflexe ? Se géolocaliser. Il répète l’opération plusieurs fois dans la journée, si l’option n’a pas été désactivée, afin d’« améliorer ses performances et proposer des informations utiles en fonction des lieux où vous êtes ».
Apple m’assure que les données sont stockées sur mon iPhone, accessible uniquement par moi, et non dans un « datacenter ». La vague certitude que le détail de mes allers et venues n’est pas mémorisé dans un lieu que j’imagine froid, vaste et à l’autre bout du monde est une maigre consolation.
Je constate la réception, pendant la nuit, de iMessages dont je préférerais qu’ils ne soient pas lus par d’autres. Apple m’assure qu’ils sont chiffrés et être incapable elle-même de les lire. Mais en même temps, la NSA a ajouté l’entreprise à son programme Prism, qui permet d’accéder de manière privilégiée aux données de plusieurs géants du Web, en octobre 2012. Ce n’est pas tout : Apple a récemment détaillé la manière dont l’entreprise répond aux demandes de données des autorités. On y apprend que même les passages au « Genius Bar », le service après-vente d’Apple, sont mémorisés. Sur la table du petit déjeuner, l’iPhone a remplacé le dos de la boîte de céréales. Les corn-flakes ne pouvaient pas savoir où j’habitais. L’iPhone, si : chacune de mes localisations, implacablement consignées dans sa mémoire, lui permet de situer mon « domicile » sur une carte. Les corn-flakes n’étaient pas l’allié objectif de mon patron. L’iPhone, lui m’indique le temps nécessaire pour rejoindre un autre lieu qu’il a identifié : « Si vous partiez maintenant, il vous faudrait 28 minutes pour arriver sur votre lieu de travail. » La pluie me pousse vers la station de métro. Le portique s’ouvre après le passage du badge. Le Pass Navigo, gratuit, est recommandé à tous les utilisateurs réguliers de la RATP ; il est associé à toute son identité. Il ne sauvegarde que mes trois dernières validations aux portiques de la RATP. La raison ? Un combat de dix ans avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) qui s’est efforcée de limiter l’appétit en données de la RATP. Un Navigo « découverte », anonyme mais coûtant 5 euros existe, mais il est difficile de se le procurer.
Mes trajets de métro, mes séances ciné… Tout est stocké quelque part. Arrivée 26 minutes plus tard sur mon lieu de travail. Le badge à l’accueil fait biper la porte. Un son qui devrait me rappeler que toutes mes allers et venues sont consignées également dans une base de données. Renseignements pris, on m’assure que mon chef ne peut y avoir accès, même si certains ont tenté, mais les données servent, en cas de problème, à savoir qui est entré dans le bâtiment. J’ai essayé, en vain, d’avoir le détail des données associées à mon badge, mais je n’ai reçu aucune réponse. A peine arrivé au bureau, je prévois déjà d’aller au cinéma le lendemain. En cherchant les horaires, je me fais la réflexion que ma carte UGC Illimité doit enregistrer l’ensemble des informations et des films que je suis allé voir. Cette recherche personnelle devient donc professionnelle : hélas, impossible de savoir quelles données sont conservées. Les conditions générales d’abonnement, qui sont rarement lues, n’en font pas mention. Et impossible de savoir où réclamer l’accès à mes données. UGC n’est d’ailleurs pas d’une très grande aide : « Tout le monde est à Cannes », me répond-on quand j’essaie d’en savoir plus. Ces exemples d’organismes pas très enthousiastes à l’idée de répondre à mes demandes ne sont pas isolés. Je me rends vite compte du nombre effarant de bases de données dans lesquelles figurent des bribes de mon existence, ainsi que de la réticence (ou l’incompréhension) de certains organismes. La loi informatique et libertés de 1978 prévoit pourtant explicitement un droit quasiment inconditionnel d’accès aux données personnelles. En cas de refus ou au bout de deux mois sans réponse, je peux même saisir laCNIL, qui peut « faire usage de ses pouvoirs de contrôle et de sanction ». Et même, en dernier recours, le procureur de la République.
La composition de mon déjeuner est stockée pendant treize mois A l’heure du déjeuner, nouveau bip caractéristique : celui de ma carte de cantine. Là aussi, l’historique de mes consommations est gardé pendant treize mois. Que peut donc faire le chef avec mes pâtes fraîches achetées en juin 2013 ? « Oh, nous n’en faisons rien, mais je peux vous sortir tous vos tickets. » Passage ensuite à la pharmacie. La carte Vitale, obligatoire pour obtenir le remboursement des médicaments, enregistre la transaction. En jaugeant ce qu’est capable de faire la Sécu avec les données de ses assurés, j’imagine que mon achat d’aujourd’hui va rejoindre ceux que j’ai faits tout au long de ma vie dans les serveurs de l’assurance-maladie. Analyse épidémiologique avec le Sniiram (Système national d’information inter-régimes de l’Assurance maladie) ou surveillance de la fraude chez les consommateurs avec Erasme, la Sécu mouline mes données, sûrement pour mon bien. Et certains espèrent même pouvoir y accéder pour leur bien à eux dans le cadre d’une ouverture des données publiques… La loi permet aux organismes détenteurs de nos données de facturer leur envoi, à un coût qui ne doit pas dépasser leur coût de reproduction. La plupart des gens autour de moi n’ont qu’à se connecter à leur espace client, sur Internet, pour accéder à leurs factures détaillées. Mon opérateur (B&You) me propose également ces documents… Mais les numéros de téléphone de mes correspondants y sont expurgés de leurs deux derniers chiffres. Pour les ajouter , il m’en coûtera 7 euros… par facture.
Cette quête de mes données est sans fin. J’utilise Google des centaines de fois par jour. Normalement, j’ai désactivé la sauvegarde automatique de chacune de mes recherches. Je vérifie… Manqué : les 11 999 recherches effectuées dans Google depuis le 1er septembre 2012 sont là, à portée de clic depuis mon compte Google. Requêtes personnelles et professionnelles se mélangent allègrement, et « cat eating quinoa » ou « scary manchot » côtoient « rapport de la Cour des comptes sur l’assiette des impôts locaux » ou « imprimé de changement de situation ameli ». Prises individuellement, ces recherches font sourire ou consternent, paraissent étranges ou anodines, déplacées ou cryptiques. Mais en parcourant plusieurs pages, c’est tout simplement mes intérêts professionnels, mes lubies, mes passe-temps qui sont soigneusement classés par ordre chronologique. Me revient alors en mémoire le livre de l’artiste Albertine Meunier, qui compile trois ans de recherches Google. Et je désactive aussi sec la mémorisation de mes recherches. La journée avance et les données continuent de s’égrener derrière moi. La carte de fidélité du supermarché qui garde l’historique de mes achats pour me profiler, mes écoutes sur Spotify, mon achat de billet de train à la SNCF, les centaines de caméras de vidéosurveillance devant lesquelles je passe chaque jour, mes données bancaires, celles de mon compte Apple…
La soirée s’éternise, le dernier métro est passé. Je prends un vélo à la station la plus proche. La carte Vélib longue durée libère un vélo. Dans le même temps, les informations sur la prise du vélo sont envoyées au serveur de JCDecaux, en délégation de service public. Selon le publicitaire, les données relatives à la base de départ et à la base d’arrivée seront effacées dès que mon vélo sera rattaché sur la station d’arrivée. Ils gardent tout de même deux ans d’historique de mes contacts avec l’assistance Vélib. Sur le chemin, je repense alors à mes données de géolocalisation sur mon iPhone. Il n’y a aucune raison pour que Google ne fasse pas la même chose. Chez moi, une recherche (sur Google) m’apprend que le géant de la recherche stocke bien ma géolocalisation en temps réel. Je me précipite sur mon historique de localisation. Rien, la carte qui s’affiche est vide. Par acquit de conscience, je demande le lendemain à une collègue qui possède un téléphone fonctionnant sous Android, donc Google, d’aller sur la même page que moi.
Mon week-end dans l’Ain, mes sorties de course à pied, mes promenades, tout y est. Elle ne peut pas retenir un cri : sur la carte de Paris, des centaines de petits points rouges, traces bien voyantes de tous ses déplacements. Pour illustrer cet article, j’active, heureusement non sans mal, la même fonctionnalité sur mon iPhone. Au bout d’un mois, tous mes déplacements sont minutieusement consignés chez le géant californien. Ma position quasiment minute par minute, à toute heure du jour et de la nuit. Mon week-end dans l’Ain, mes sorties de course à pied, mes promenades, tout y est. Au terme de cette plongée ardue dans les traces ma propre existence, difficile de parvenir à une conclusion. Certes, avoir la liste de toutes les applications iPhone téléchargées depuis la création de mon compte n’est pas très intéressant, y compris pour moi. Oui, le détail de mes menus de cantine ne fera peur qu’à un nutritionniste. D’accord, je ne donne pas ces données gratuitement, et trouve formidablement pratique de pouvoir me repérer dans une capitale ou pouvoir écouter de la musique librement.
Mais mises bout à bout, ces bases de données réunissent mes goûts, mes habitudes, mes obsessions, mes loisirs, mes centres d’intérêt. Dispersées sur des ordinateurs aux quatre coins du monde, ces données, souvent analysées, résistent encore aux croisements et recoupements divers. Mais pour combien de temps ? Autre évidence : de plus en plus, les entreprises, les outils et les services que nous utilisons vont collecter nos données. Souvent activés par défaut, ces dispositifs ne nous laissent pas souvent le choix. Que faire, puisque personne ne peut vivre parfaitement déconnecté, ni ne peut passer maître dans la dissimulation de toutes ses traces ? Article original de Alexandre Léchenet et Martin Untersinger
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Original de l’article mis en page : Ma vie disséquée à travers mes données personnelles
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