Risques informatique : « Jusque-là, on nous prenait pour des paranos »
Risques informatique : « Jusque-là, on nous prenait pour des paranos » |
Non, même au Forum international de la cybersécurité, les experts ne hurlent pas à la cyberguerre. Leur secteur reconnu, ils restent modérés sur la menace… tout en profitant des récentes attaques.
Se balader dans les travées du FIC, le Forum international de la cybersécurité qui se tenait à Lille ces 20 et 21 janvier, a de quoi faire flipper. Partout, des bannières en rouge et noir ; l’une avec un gros masque d’Anonymous, l’autre reconstituant une scène de crime, rubans policiers jaunes barrant l’accès, non pas à des corps mais à des serveurs.
Des écrans diffusant des films où clignotent « Heartbleed », « Stuxnet » (noms des dernières vulnérabilité et attaque célèbres), dans des environnements rappelant les nanars hollywoodiens dans lesquels de petits-génies-mais-méchants-hackers lancent une opération hyper sophistiquée contre une banque, ou un organisme gouvernemental.
En plus de l’ambiance anxiogène, s’étalent aussi tout autour de moi des termes imbitables, des anglicismes techniques qui rappellent un peu les pubs pour le shampoing, où pro-vitamine B5 et revitalisants sont remplacés par « Net HSM » et « audit de SSI ».
La France, ses fromages, sa cybersécurité… Tous viennent de recevoir un label des mains de la secrétaire d’Etat en charge du numérique Axelle Lemaire – le label « France cybersécurité » –, « l’AOC » en la matière, se réjouit un homme. Qui ajoute : « La France était connue pour ses fromages et ses vins, elle le sera désormais pour la cybersécurité. »
Des hommes, revenons-y, il n’y a d’ailleurs que ça sur scène : sur vingt lauréats, costumes sombres, coupe sage, seule une femme est montée recevoir le fameux trophée en verre dont je ne comprends pas l’utilité.
Des képis partout
C’est d’ailleurs l’une des particularités de cet événement annuel : aux côtés des ingénieurs et informaticiens d’Airbus, Thales, Orange, Atos, et bien d’autres petites entreprises inconnues du grand public, figurent des policiers, des militaires, des gendarmes. C’est d’ailleurs eux, en grande partie, qui sont à l’origine du Forum : co-organisé par la Gendarmerie nationale, le FIC a été fondé par un général d’armée, Marc Watin-Augouard.
La cybersécurité, arme et bouclier des temps modernes, se niche quelque part à la frontière entre intérêts étatiques et objectifs de grands groupes industriels. Dans ce drôle de territoire, on parle le même langage, on opine sur les mêmes remarques. Je ne comprends pas la moitié des références, je ne parviens pas à déchiffrer les sigles et acronymes qui pullulent ici.
« J’en veux quand même aux journalistes… » Pas facile, vu comme ça, de saisir le petit monde de la sécurité informatique. Pourtant, il est au cœur de l’actualité. Il y a bien sûr #OpFrance, l’opération menée ces derniers jours contre des sites internet français par des attaquants se revendiquant d’organisations islamistes. Il y a aussi eu cet incident, chez un hébergeur, qui a fait sauter bon nombre de sites d’informations en France. Et avant ça : Sony Pictures piraté, photos intimes de stars dérobées, vols de comptes et de mots de passe… Pas une semaine sans qu’une attaque informatique ne fasse les gros titres de la presse. Même chose dans les discours des hommes politiques :
« Pas un forum international sans que le mot cyber ne soit prononcé », résume le patron de l’Anssi, l’agence gouvernementale précisément en charge de la cybersécurité de la France, Guillaume Poupard.
Et l’effet se ressent directement sur le secteur.
Sur scène, un expert lance : « Il faut parler le langage normal des entreprises […]. Etre ergonomique, simple d’utilisation ! »
Entre deux ateliers, deux autres chambrent la presse : « J’en veux quand même aux journalistes, et à leur traitement de cette actualité… – Il faut leur expliquer en moins de deux syllabes ! »
Les effets de la petite phrase de Cazeneuve « La lutte contre les cybermenaces ne peut plus être réservée au cénacle élitiste de quelques experts. »
Pour le secteur, c’est à la fois une aubaine et une malédiction. Une aubaine, car l’ouverture de ces thèmes au grand public leur assure une visibilité dont ils n’ont jamais bénéficié. Une reconnaissance aussi. Dans les allées, nombreux sont ceux qui m’ont confié :
« Jusque-là, on nous prenait pour des paranos. »
Les cyberattaques, souvent invisibles, sont une menace floue, impalpable. Les échos que la presse et le monde politique donnent aux incidences directes et concrètes de ce risque le rendent forcément plus immédiat.
Et facilite aussi le business : gros bonnets du CAC 40 et PME de la région sont venus faire le tour des exposants du FIC.
Des clients : « Ça ne m’arrivera jamais ! » Et les contrats, contrairement à ce que souhaitait Axelle Lemaire (« J’espère que les contrats se signent ! ») ne se font pas en un tournemain. Certains représentent un investissement de dizaines, de centaines de milliers d’euros, voire de millions pour un « package complet » sécurisant tous les postes d’une grosse boîte : « Il faut entre 12 et 24 mois pour signer un contrat. » Mais oui, l’intérêt est là.
Mais l’ouverture est pour certains synonyme de trahison. D’abandon de la connaissance éclairée au profit d’intérêts commerciaux, ou de récupération politique, forcément trop simplistes.
« Bienvenue au Fric ! Euh, au FIC ! »
Un autre, pourtant lui-même exposant, se rappelle :
Au matin du 20 janvier, juste avant les préliminaires officiels menés par Bernard Cazeneuve, Pierre de Saintignon (vice-président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais) provoquait l’hilarité de la salle en lançant : « Merci pour votre présence à cette septième édition du Fric ! Euh, du FIC ! »
Lapsus révélateur de l’un des paradoxes qui traverse le secteur : tous reconnaissent bien sûr qu’il faut faire du business. Mais en aparté, chacun concède aussi que parfois, ça va trop loin : « Certains en font des tonnes pour vendre leurs produits ! » « Il faut démystifier, il y a de l’expertise, mais comme partout ! Ça ne sert à rien d’utiliser des mots compliqués, la cybersécurité, c’est simple ! »
Le petit dernier du business de la peur
Elle consiste à grossir le danger en question, à le rendre plus imminent, plus inévitable et plus dommageable qu’il ne l’est vraiment. On le retrouve partout : dans le business des alarmes, des assurances, et désormais de la cybersécurité.
Au FIC 2015, à Lille (Andréa Fradin/Rue89) Dans les boîtes de sécurité informatique, personne ne nie le problème, ou n’esquive la question quand je l’aborde. Certains reconnaissent même en faire un peu, ironisant sur le service marketing qui fait parfois un peu de buzz sur une attaque. Beaucoup affirment, quand je souligne dans un sourire que les discours alarmistes profitent à la bonne santé du secteur, que ce n’est pas si simple. Tel cet exposant : « C’est positif dans une certaine mesure : s’il y a une peur, alors il peut y avoir une prise de conscience. Mais il y a aussi le risque que les gens aient trop peur, et disent : “Finalement, vos produits ne servent à rien, puisque les attaques passent de toute manière.” »
Malaise autour du mot « cyberguerre »
Au stand des principaux intéressés, les représentants de la Défense sont assez mal à l’aise dès que j’aborde le sujet. Et me dirigent vers la parole officielle, celle du contre-amiral Arnaud Coustillière, officier général de la cyberdéfense, cette « quatrième armée pour un quatrième espace », depuis 2011. Ce dernier ne parle pas de cyberguerre, et se refuse à tout catastrophisme.
Un autre ajoute : « De la peur, procède la paralysie. »
De même, tous s’accordent à minimiser les attaques de ces derniers jours, qualifiées de « simples graffitis » par le directeur de l’Anssi. Les experts en rigolent, assurent que ces attaques sont consubstantielles au Web. De même, ou presque, que les solutions pour s’en protéger. Certains vont jusqu’à dire :
« A la limite, si des sites tombent sous ces attaques, tant pis pour eux. Ils l’ont bien cherché, ils ne se sont pas protégés. »
Pourtant, ce sont bien ces attaques qui font la une des journaux, de même que ce sont bien elles qui se retrouvent citées en exemple dans le discours politique. Le décalage entre les confidences de ceux qui vivent de la cybersécurité et l’image qui en ressort dans le grand public me déstabilise.
« Human after all »
Qu’au-delà des solutions techniques, du modus operandi des cyberattaques, la cybersécurité se rapporte avant tout à l’humain, au bon sens, et à la gestion des risques :
« La gestion des risques, on en fait tous les jours. Quand on traverse la route, on fait de la gestion de risques : on regarde à droite, à gauche, on détermine s’il est dangereux de traverser à ce moment-là. Pareil avec les incendies. C’est la même chose ici. »
Et que les intrusions informatiques, même les plus spectaculaires, relèvent le plus souvent d’imprudence humaine : le fait de brancher une clé USB trouvée par hasard dans son entreprise, le fait de ne pas protéger d’un mot de passe les caméras de son réseau de surveillance (souvenez-vous de notre enquête à ce sujet…).
De l’eau qui file entre nos doigts
Entre impératifs commerciaux, récupération politique et réputation à tenir, le monde de la cybersécurité ne fait finalement que jongler avec ses paradoxes. Et en même temps, comment pourrait-il se débarrasser de ces forces contradictoires ? Etat, industriels, experts : les corps qui composent l’univers cybersécuritaire existent parce qu’ils prétendent pouvoir apporter une solution à un problème pourtant fondamentalement insolvable.
Dans les cyberattaques, Etats et individu isolé jouent désormais à armes égales. Avec Anonymous et d’autres, la notion d’organisation nébuleuse n’a jamais eu autant de sens. Et quand une enquête s’ouvre enfin pour déterminer l’origine d’une action malveillante, il est quasiment impossible de remonter à la source : une preuve a beau avoir été obtenue (une adresse IP, par exemple), cette dernière peut en fait s’avérer être une fausse piste. Et toute l’énergie mobilisée pour l’identifier (contacter le pays d’origine, attendre un accord de coopération qui ne vient parfois jamais…) doit être regénérée pour se déporter sur un autre pays, où l’on pourra peut-être encore faire chou blanc.
La cybersécurité revient donc un peu à essayer d’attraper de l’eau entre ses doigts. A appréhender un espace de pur mouvement, sans frontières, avec des termes, des codes, des normes forcément déjà obsolètes et inadéquates. C’est un ouvrage sans cesse détricoté, c’est Sisyphe en réseau. Et bien sûr, les acteurs qui s’évertuent à trouver des réponses ne peuvent se présenter sous ce jour.
Bruce Schneier, pape de la cybersécurité américain et guest star du FIC 2015, déclarait lors de sa conférence : « La résilience est la clé de la sécurité informatique. […] Comment on se débrouille ? Comment on s’adapte ? Comment on survit ? » C’est drôle : la résilience, cette capacité d’adaptation aux altérations, est précisément ce qui définit Internet.
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Source : http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/23/forum-cybersecurite-jusque-prenait-paranos-257257 Par Andréa Fradin
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